lundi 27 février 2012

Le canular d’Alain Badiou n’est pas anachronique

Le canular d’Alain Badiou n’est pas anachronique
Il y a quelques mois, j’ai donné pour le nouveau livre sur l’œuvre de Daphné Du Barry une préface intitulée Le bonheur de l’anachronisme et voici que je tombe sur le gros pavé d’Alain Badiou fait à partir de La République de Platon. Quelle coïncidence, serait-on tenté de dire. Selon les critiques, la non-traduction de Badiou fourmillerait d’anachronismes. Méprise : le dialogue que nous propose ce philosophe se déroule tout entier à notre époque, et, si nous lui appliquons le critère du terminus ante quem, exactement en 2011. Le seul anachronisme possible dans ces conditions consisterait à employer des mots ou à faire allusion à des institutions appartenant à l’époque de Platon, ce que Badiou ne fait presque jamais. Il s’applique au contraire à effacer toute indication de ce genre et pousse ce souci jusqu’à dire « grand amiral de la flotte » pour éviter de nommer « Thémistocle ». Dans une rare exception (motivée), il dit Sparte au lieu d’URSS.
Ce livre, fruit de dix ans de travail (plus en fait), est un démarquage laborieux d’un grand classique du corpus platonicien. Badiou est accoutumé à ce genre d’exercice qui a notamment donné la série de comédies dont le héros, avatar du Scapin de Molière, se nomme Ahmed. Les immigrés auxquels il adresse un clin d’œil ne connaissent pas ces pièces et ne s’en portent pas plus mal. Relève aussi du même genre le roman Calme bloc ici-bas qui transpose Les Misérables de Victor Hugo. Chaque fois, le but de Badiou est d’injecter ses propres idées dans des chefs-d’œuvre qui ne lui appartiennent pas. Une sorte de parasitisme analogue à celui du coucou.
Ce genre de procédé comporte cependant un risque : celui de la comparaison. Sur le plan littéraire, Platon est un géant. Comment Badiou, dont le style n’est pas le point fort, pourrait-il rivaliser avec un tel génie ? Le résultat est en tout cas consternant. Les passages plus ou moins proches de l’original sont dilués dans un bavardage ennuyeux qui, après nous avoir agacés, finit par nous plonger dans l’exaspération. Le plus étrange est que dans l’esprit de Badiou la finalité de cette sauce insipide est d’ajouter de l’animation et de la vivacité au style trop concis du divin Platon. Pour cela il aurait fallu autre chose que des trivialités. Avec ça, Badiou alterne sans nous avertir la traduction approximative et souvent inutilement inexacte, la paraphrase agrémentée de plaisanteries débiles dont ceux qui les font sont les seuls à rire et l’exposé de ses propres idées. Dans ces conditions nous devons sans doute tenir pour péchés véniels le fait qu’il confonde le nord et le sud, l’est et l’ouest à propos de l’île de Sériphos ou de la lumière du matin.
Passons maintenant au fond, c’est-à-dire aux théories politico-sociales que Badiou tente de nous faire avaler sous couleur de « dépoussiérer » le pauvre Platon à la faveur de son remake hollywoodien. Deux exemples suffiront à montrer son peu de sérieux.
« La suppression de la famille est à la fois nécessaire et extraordinairement difficile » (p 279), nous dit Socrate-Badiou qui s’arrête là et ne tente même pas de résoudre cette difficulté. Or, compte tenu du contexte, dans le passage cité, « nécessaire » veut dire souhaitable et « difficile » « non-souhaitable ». Cette contradiction n’a rien de dialectique, rien de fécond. Elle est simplement l’indice d’une impasse, d’un échec définitif, ce qui fait de la phrase citée un pur non-sens. D’ailleurs p 283, Badiou reconnaît son échec à préciser ce que « pourrait être une conception communiste de la famille ».
Le Socrate de Platon dit en substance : pour que notre cité idéale voie le jour, il faut soit que des philosophes accèdent au pouvoir, soit que des rois deviennent philosophes. Répondant à ceux qui l’accuseraient de courir après des chimères, il se dit convaincu que ces deux hypothèses ne sont pas impossibles, quoique peu probables. En revanche, fonder un Etat dont tous les ressortissants soient des philosophes, comme le voudrait Badiou, n’est pas sérieusement envisageable. Pourtant, le Socrate qui lui sert d’homme de paille prétend démontrer ce point en usant d’une argumentation en apparence serrée mais une fois encore Badiou trahit le sophiste qu’il a toujours été. La conclusion de son raisonnement commence en effet ainsi : « ne désirons-nous pas que tous les habitants [pas les citoyens N. B.] (…) aient tous les qualités du naturel philosophe ? ». Le tour de passe-passe gît dans ce « ne désirons-nous pas … ?» Il s’agit d’un vœu pieux et non d’une réalité possible ou simplement imaginable. Badiou passe sans crier gare du souhait au réel ce qui lui permet de présenter comme établi par des arguments la possibilité que nous soyons tous philosophes.
Florence Dupont dans Le Monde (27 janv. 2011) observe avec raison que La République de Badiou est politiquement correcte. Le Socrate derrière lequel il se cache défend le port du nikab ou de la burka car, dit-il, pourquoi trouver « risible ou scandaleux ce qui n’est qu’une coutume différente » ? A cette question rhétorique, la réponse d’un vrai sage aurait été : chaque pays a ses coutumes auxquelles les étrangers doivent se conformer ne serait-ce que par politesse.
Il y a une autre question sur laquelle Badiou semble succomber à l’emprise de la fausse pensée qu’est le « politiquement correct » c’est-à-dire à la doxa contemporaine en abandonnant le bon usage de la langue française pour afficher son féminisme. C’est d’autant plus ridicule que le combat des vraies féministes a des enjeux autrement plus importants. Qu’on se reporte notamment à la page 311 du livre de Badiou. Il y affecte d’oublier qu’en français « celui » enveloppe « celle ». Il en est de même pour « lui » qui enveloppe « elle ». Quand on écrit : «un homme », le contexte permet de savoir si ce mot est l’équivalent de vir ou homo en latin; dans ce dernier cas il est superflu de préciser « et une femme ». Ceci dit, je ne puis me défendre contre un soupçon. Se pourrait-il que les concessions que fait Badiou à un féminisme de pacotille soient en réalité ironiques ? L’ayant bien connu, je n’exclus pas cette hypothèse.

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