A nouveau sur le détournement de Platon par Alain Badiou
Cette République de Platon que nous propose Badiou est un étrange objet qui ne correspond nullement à ce que promet la couverture. Un titre plus juste aurait été La République de Platon, corrigée, adaptée, réduite et augmentée par Alain Badiou. Contrairement à ce qu’affirme celui-ci, toujours content de lui, son éloignement de la lettre du texte original ne relève pas « d’une fidélité philosophique supérieure » et encore moins d’un enrichissement. Loin d’en « faire briller la puissance contemporaine », il l’obscurcit et le prive à la fois de son agrément et de sa profondeur. Badiou suit, en fait, la mode prédominante dans le théâtre contemporain où les metteurs en scène se servent souvent des œuvres classiques pour étaler leur précieuse originalité à grand renfort de costumes et de décors modernes allant jusqu’à couper les textes pour y ajouter leurs élucubrations personnelles
Dans sa Préface où il s’explique sur ses intentions et sa méthode de travail, Badiou n’est pas franc. Suis-je trop sévère ? Jugez-en vous-mêmes. Obligé d’avouer l’omission de certains passages du texte qu’il prétend restituer, il le laisse entendre par des sortes d’euphémismes lui évitant d’être explicite. De telles contorsions verbales, trahissent son embarras. On a envie de lui crier à l’instar de Jules Renard : « Voyons, Monsieur, ayez le courage de vos faiblesses ! ». Qu’on veuille bien considérer comment Badiou reconnaît (dans le style de Scapin), avoir triché : « Il m’est arrivé, dit-il, rarement de capituler » (p 12). Une armée capitule quand elle se sent trop faible pour se battre. Ici, Badiou cède à la tentation de ne plus résister à la dialectique de Platon et le censure carrément. Il cherche, cependant à minimiser : « De-ci, de-là, quelques phrases grecques ne m’ont pas inspiré ». De menues défaillance de Platon, sans doute ; « quandoque bonus dormitat Homerus » ? Finalement, Badiou lâche le morceau sans renoncer tout à fait à son langage codé : « C’est dans le chapitre 8 que se trouve la plus grave de ces capitulations : tout un passage est purement et simplement remplacé par une improvisation de Socrate qui est de mon cru » (ibid.). Sans révéler ses motivations, Badiou a caviardé avec sa prose ce que dit Platon sur l’abolition de la famille, la communauté des femmes et des enfants, la sélection artificielle pratiquée sur le troupeau humain en vue d’améliorer la race (assassinat des enfants les moins beaux), la planification étatique de tout ce qui concerne les rapports entre les sexes, l’idéal panhellénique, les règles à respecter pour éviter les dévastations lors des guerres entre Grecs, l’interdiction de réduire en esclavage leurs cités et la recommandation de réserver ces violences aux barbares. Au total, une trentaine de pages supprimées. Le philosophe favori de Badiou est trop communiste, trop nationaliste, trop eugéniste. En l’expurgeant, en en donnant une version « Ad usum Delphini », comme on le fait aux Etats-Unis, en déniant au lecteur le droit de se faire sa propre opinion, notre philosophe a encore renforcé le conformisme politiquement correct de son ouvrage signalé par Florence Dupont.
Ceux qui s’intéressent à la philosophie en général et à Platon en particulier ont intérêt à ne pas se plonger dans cette lecture au risque de s’y noyer. Le travail de Badiou n’est pas une traduction en français, en revanche il est bel et bien une traduction en badiou. L’auteur ne fait pas de difficulté pour admettre l’une et l’autre de ces constatations. Dans son jargon, Dieu devient « le grand Autre », « l’âme » devient le « Sujet », « l’Idée du Bien » devient la « Vérité », « l’ascension de l’âme vers le Bien » devient « l’incorporation d’un Sujet à une Vérité ». Trouvant sans doute le style de Platon un peu trop concis et austère, Badiou dilue sa pensée dans un verbiage creux destiné à « fortement théâtraliser son dialogue » (p 13). Platon a-t-il vraiment besoin d’un tel « traitement » (c’est le mot de Badiou) ? N’est-il pas lui-même un virtuose de la théâtralisation ? A-t-il besoin qu’on vole à son secours en lui faisant subir d’autres « traitements » encore comme d’agrémenter son discours d’épithètes, inutiles, fausses, voire absurdes ? Les arguments de Socrate seraient « mielleux », « la déesse des gens du Nord » (comprendre la Diane-Bendis des Thraces) est « suspecte » (pourquoi et à qui ?). Les noms propres eux-mêmes sont soumis à la torture. L’Athénien Nicératos est transformé en un barbare « Niciroi ». Glaucon s’appelle « Glauque » qui signifie en français : pénible, sinistre. Pourquoi infliger une telle indignité au fils de Nicias et au frère de Platon ?
Il arrive à Badiou d’être amusant « à l’insu de son plein gré » mais cela ne justifie pas qu’on s’impose un tel pensum. L’ancien disciple de Badiou que je suis a, cependant, glané quelque indications sur l’évolution de sa pensée. Selon lui, le grand mérite de Platon est d’avoir « donné l’envoi à la conviction que nous gouverner dans le monde suppose quelque accès à l’absolu » et cela parce que « le sensible qui nous tisse participe […] de la construction des vérités éternelles ». Or celles-ci relèvent, par définition, de l’absolu. Participant de la construction des unes, nous avons par là-même accès à l’autre. Ce raisonnement laborieux se réduit donc à une tautologie. En revanche, la proposition axiomatique : « il y a de vérités éternelles » n’est pas triviale ni tautologique. C’est sur ce point que porte l’accord fondamental de Badiou avec Platon. On trouve cette thèse déjà dans le Second manifeste pour la philosophie, (Fayard 2009) où il est dit ceci (p 31) : « Il n’y a que des corps et des langages, sinon qu’il y a des vérités ». Ces dernières se donnent donc en exception. L’insistance sur celle-ci a cependant disparu dans le texte le plus récent, cédant la place au thème nouveau de la « participation ». Il s’agit toujours d’aller au-delà du « matérialisme démocratique » soit l’affirmation qu’il n’y a que des corps et des langages ou (nouvelle formulation) « des individus et des communautés ». Ce n’est pas sûr que ce soit une avancée compte tenu du caractère « énigmatique », reconnu par Badiou, de ce motif de la participation.
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